LE DEPART

            - Non ! Je ne veux pas y aller !… Tu m’écoutes au moins ?… Et puis, cesses donc de frotter ton fusil !

            - Franchement, tu crois que cela me fait plaisir d’y aller ?…. Tu parles. Moi-aussi, je donnerais n’importe quoi pour rester au camp, n’avoir à remplir cette foutue mission.

            - Oui, mais moi, tu te rends compte que je serai bien incapable de mettre en joue un homme, et d’appuyer sur la détente, comme ça, sans réfléchir…

            - Pourtant, c’est bien ce qu’on te demande : tirer sans réfléchir !

            - Tu veux dire : tuer un homme… Effacer une vie… Non, je ne pourrai pas !

            - Mais si ce n’est pas toi qui tires le premier…

            - Je sais… Tu me l’as déjà répété cent fois ! Mais essaie de te mettre à ma place !

            - Oh, oh !… Pas la peine d’élever la voix ! J’y suis pour rien. Moi, quand on m’donne des ordres, j’obéis. Et si jamais on m’file des conseils, je tâche de les suivre !

            - Excuses-moi. Je sais bien qu’on est ici pour obéir. Mais attends ! Je viens d’entendre le clairon. Nous devons nous rassembler sur la place d’armes. Dépêche-toi de remonter ton fusil !

 

*

 

Lorsque l’on nous fit monter dans le train, il devait être entre vingt-deux et vingt-trois heures. Dès que toute la compagnie fut en place, celui-ci démarra et fila lentement, tout feu éteint.

Moi, je m’étais assis par terre, appuyé contre mon sac à dos, le fusil posé dessus, en travers.

Comme mes camarades, j’écoutais le bruit régulier que les roues des wagons faisaient sur les rails. Chacun avait l’air d’être absent, ailleurs, très loin de cette terrible guerre qui avait déjà fait tant de morts.

Moi, au contraire, je ne pouvais m’empêcher de penser, de réfléchir à ce que je ferais, une fois que l’on nous dira de descendre du train, d’armer nos armes et d’avancer. J’espérais que ce moment n’arrive jamais, que l’on reparte en sens inverse… La peur me tordait le ventre…

 

*

 

Dans une courbe, le train se mit à ralentir.

Un peur panique s’empara de moi ! Il allait sûrement s’arrêter ici… Je me levai d’un bond ! Abandonnant mes affaires, je poussai la porte coulissante du wagon, et sautai dehors.

Quelqu’un cria mon nom derrière moi, à plusieurs reprises.

Le train ne s’arrêtait pas ! J’avais déserté !

 

*

 

Autour de moi, le silence revint et la nuit m’engloba entièrement.

Je m’étais remis à marcher, mais avec difficulté, ne pouvant à peine distinguer la cime des arbres.

Au bout d’un long moment de marche, je finis par déboucher dans une petite clairière. Je me sentais un peu plus rassuré : ma nervosité m’avait quitté, mais j’avais toujours l’esprit vide.

J’avais déjà bien avancé au milieu de la clairière lorsque j’entendis, provenant de tous les côtés à la fois, le bruit de plusieurs fusils que l’on armait.

Une lumière m’aveugla !

Je portai ma main devant les yeux !

Quelqu’un lança un ordre que je compris pas !

Un roulement de tonnerre éclata dans mes oreilles… et toute la clairière sembla s’illuminer de rouge.

 

 

            - Hé, Jean !… Jean !… Tu te réveilles ?!…

J’ouvris les yeux, surpris d’entendre une voix amie. C’était Michel. Il était penché sur moi et me secouait.

            - Oui ? Qu’est-ce qui se passe ?… Je crois que je me suis endormi !

            - Il faut y aller. Presque toute la compagnie est dehors. Le train ne peut pas rester ici : il est trop exposé. Il doit repartir au plus vite. Cela fait déjà cinq minutes qu’il s’est arrêté !

            - Bon sang ! J’me suis rendu compte de rien. Et où sommes-nous ?

            - Nul part ! C’est ici que commence notre mission.

            - Ici ?

               - Oui, et le capitaine a dit que le premier point de ralliement est une clairière…