UNE RENCONTRE TRÈS PROBABLE

nouvelle dédiée à Monica

Toute ressemblance avec des faits authentiques ne sont pas dus au hasard.

 

C

omme je frappai à la porte d’entrée, celle-ci s’ouvrit lentement, d’elle-même. Elle n’était pas fermée ! Durant quelques instants, j’hésitai à entrer puis, me ravisant, me disant que c’était sans doute parce que j’étais attendu que l’on n’avait pas fermé la porte, j’entrai.

Derrière, je découvris un petit vestibule, sombre. Il me fallut quelques secondes pour que mes yeux s’habituent à l’obscurité. Je discernai alors, au bout du couloir long d’une dizaine de mètres, face à moi, une grosses horloge comtoise. Sur la droite, accrochée au mur, la tête empaillée d’un grand cerf semblait m’observer du coin de l’œil.

Comme je n’osai faire un pas de plus, j’appelais :

-          Monsieur Bachir !… Il y a quelqu’un ? C’est Monsieur d’Herblay. Jean d’Herblay.  Je vous ai appelé…

-          Oui, oui… fit une voix légèrement rauque. Entrez. Je vous attends… Au fond du couloir, à gauche.

J’entrai dans le couloir et refermai  la porte derrière moi. À l’invitation de Monsieur Bachir, je ne me sentais pas plus rassuré. J’avais obtenu son adresse par une amie car j’avais besoin de connaître certaines choses sur le déroulement de ma vie, passée et avenir. Moi qui suis très cartésien, lorsqu’elle m’avait suggéré d’aller voir un voyant, je me souviens avoir bien rigolé et lui avoir dit de cesser de se moquer de moi. Mais elle avait insisté en avançant qu’elle était très sérieuse, et qu’elle croyait que son voyant avait très certainement des dons pour lire dans le passé et le futur de ses clients.

-          Combien ? lui avais-je demandé.

-          Pas grand chose, avait-elle répondu. Tu lui donnes ce que tu veux. Il dit de pas vendre son don. Il veut seulement aider les gens. Rien de plus. Tu discutes un peu avec lui, et ensuite… enfin, tu verras par toi-même.

Je ne savais rien de cet homme, seulement qu’il était d’origine turc.

Lorsque je parvins au fond du couloir, j’entrai dans un salon, sur la gauche, baignant dans une semi-obscurité. Je n’aperçus pas tout de suite le turc.

-          Bonjour, cher Monsieur, me dit-il, toujours avec sa voix rauque. Asseyez-vous en face de moi.

Je le vis enfin, enfoncé dans un large fauteuil en tissus.

-          Vous avez refermé la porte ? fit-il.

-          Oui, oui. Répondis-je.

-          Asseyez-vous. Je vous prie.

Je m’exécutais, m’enfonçant lentement dans le tissus de mon siège.

Je pouvais désormais le dévisager. Il semblait avoir dépassé les 80 ans. Mal rasé. Quelques cheveux blancs, plaqués contre son crâne pour tenter de cacher une calvitie sans doute jamais assumée. Des petits yeux ronds, me fixant, me scrutant à la façon d’un scanner.

-          Votre amie m’a parlé de vous. Elle m’a dit que vous étiez en proie à quelques soucis.

-          C’est vrai, lui répondis-je, toujours septique quant à ce qu’il pouvait m’apprendre.

-          Elle m’a parlé d’un rêve que vous auriez fait. Il vous aurait profondément troublé.

-          Oui.

-          Parlez-moi de ce rêve, fit-il avec un geste de la main pour m’inviter à prendre la parole.

Je le regardais encore quelques instants, le temps de rassembler mes souvenirs.

-          C’était il y a deux mois. Je dormais sur le dos. Je me sentais très fatigué. C’est à ce moment que cela m’est arrivé. J’ai eu l’impression de sortir de mon corps, de m’envoler au-dessus de ma chambre. Je sentais pourtant les battements de mon cœurs très fort sous la poitrine. Ma respiration aussi, je la sentais s’accélérer. Et pourtant, je ne pouvais plus rien contrôler.

-          Que s’est-il passé, après ? me demanda-t-il.

-          Après ? J’ai vraiment eu l’impression de m’envoler tout en sachant que je dormais. J’ai vu un homme, et puis aussi une femme, une femme brune, des cheveux pas très longs. Elle portait des lunettes sombres. Elle semblait être très douce, très sensible, attentionnée aussi…

-          Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?

-          Je ne sais pas. Je ressentais tout cela au fond de moi.

-          Mais vous vous trouviez où ? Vous me dites avoir voyagé dans l’espace. Est-ce que vous pouvez vous souvenir de quelques détails ? me lança Bachir, avec sa voix caverneuse, laissant supposer une addiction au tabac durant de longues années.

-          Je me rappelle avoir vu des tables rondes. Sans doute un bar ou quelque chose comme cela.

-          Où étiez-vous placé à ce moment-là ? me demanda-t-il. Au-dessus d’eux ?

-          C’est très étrange parce que j’avais l’impression d’être cet homme, et en même temps, je voyais la scène sous un autre angle, comme si j’en étais le spectateur.

-          Et qu’est-ce que vous avez fait ? Qu’est-ce que cet homme a fait ensuite ?

-          La suite est très vague… J’ai de nouveau senti mes battements de cœur. Je crois bien qu’à cet instant que je me suis réveillé.

-          Et puis ? m’incita-t-il à continuer.

-          Je me suis réveillé. Jamais, je ne me suis senti autant oppressé. Un poids pesant des tonnes sur mon corps tout entier. 

-          Revenez sur votre rêve… L’homme que vous avez vu, comment est-il ? Il vous semblait triste ?

-          Non, non ! lui coupai-je la parole. Bien au contraire. Il semblait être même très heureux. Comme s’il venait de retrouver cette femme. Comme s’il ne l’avait pas vue depuis très longtemps.

-          Continuez…

-          Je crois que cet homme avait donné rendez-vous à la femme. Il devait la connaître depuis longtemps car, rien que de la voir, cela le rendait heureux. Ils se sont retrouvés là, à la table d’un bar. Ils ont commandé un thé à la menthe.

-          Pourquoi à la menthe ? demanda Bachir.

-          Je ne sais pas. Je vous dis cela maintenant, mais je ne sais pas pourquoi ? Il me semble évident aujourd’hui qu’ils ont bu un thé à la menthe. Mais elle, elle me semble triste… Non, en fait, pas si triste que cela, mais très troublée. J’ai l’impression qu’elle veut suivre cet homme, mais que quelque chose l’en empêche. Elle hésite. Elle ne parvient pas à se décider. Et pourtant, elle sait qu’elle peut avoir confiance en lui…

-          Et après ? Qu’est-ce qu’ils ont fait ?

-          Rien. fis-je. Je me suis réveillé.

-          Bon… continua Bachir. On va essayer d’en savoir un peu plus…

Bachir se leva, péniblement. Il se dirigea vers une petite cuisine, située dans le prolongement du salon. Il alluma l’un des brûleurs de sa cuisinière et posa dessus une petite casserole.

-          Je vais vous préparer un café. On verra bien ce que le marc du café, resté au fond de la tasse, va nous révéler.

-          Entendu, lui dis-je. Comme vous voulez…

Je regardais faire Bachir, et en même temps je réfléchissais. Je me demandais qu’elle pouvait être la signification d’un tel rêve.

-          J’ai déjà une amorce d’explication à votre rêve… fit-il, depuis la cuisine. Je crois savoir que vous avez vécu un mélange de passé et d’avenir. C’est pour cela que vous vous sentez oppressé.

-          C’est bien possible. Mais je ne trouve aucune explication.

-          Vous en faites pas. On va découvrir ensemble la signification de ce message.

Bachir déposa au fond d’une tasse un peu de café moulu et versa dessus l’eau bouillante. Il pris la tasse et la posa à côté de moi, sur un petit guéridon rond.

-          Ne vous brûlez pas ! me recommanda-t-il en souriant.

Je pris la tasse entre deux doigts et la portai à mes lèvres, prudemment.

Une fois tout le café bu, il restait au fond de la tasse du marc de café…

-          Vous avez terminé ? me demanda Bachir.

-          Oui, fis-je tout en acquiescant de la tête.

-           Bien, repris Bachir. Vous allez retourner, d’un geste vif, votre tasse sur la serviette en papier, celle qui est sur le guéridon.

À ses mots, je m’exécutais.

-          Redonnez-la moi… poursuivit-il en tendant sa main vers moi.

Comme je la lui tendis, il la pris. Il me montra ensuite le marc de café au fond de la tasse, puis il observa les dessins noirs qui s’étaient formés au fond et sur le pourtour de la tasse.

Son observation dura un certain temps…

Il ferma alors ses yeux…

Je compris qu’il n’était pas seulement voyant, mais peut-être aussi médium.

-          Effectivement, ce n’est pas vous qui étiez dans ce rêve, affirma-t-il, les paupières toujours closes. Cet homme, je le vois très bien maintenant. Il n’est pas vêtu comme à notre époque. Nous sommes dans votre passé. Peut-être l’un de vos ancêtres ? Il porte une veste ample, longue. Il a les cheveux en bataille, un foulard autour du cou. Je crois que c’est un artiste. Il a l’air très heureux mais au fond de lui, je ressens beaucoup d’amertume. Il porte en lui beaucoup d’espoirs, beaucoup de rêves. Cette femme, il la connaît depuis quelques temps. Ce sont des amis qui le lui avaient présentée. Son prénom… Elle s’appelle… Je ne parviens pas à le savoir, mais je lis la lettre K dans son prénom ! Cela vous dit-il quelque chose ?

-          Non… dis-je en cherchant dans mes souvenirs. Franchement, je ne vois pas…

-          Katia ? Kathy ? Kelly ?

-          Non, non ! Je vous assure ! dis-je, toujours en faisant signe que non avec la tête.

-          Kacendra ? Kadia ?… Bon ! Peu importe ! J’entends de toute façon le son K dans son prénom. Elle n’est pas originaire de France. Il me semblerait qu’elle soit d’un pays de l’Est. Katarina, peut-être ? Katlina ? Cet homme ne la connaît pas vraiment. Ils ont correspondu ensemble un certain temps par courrier, et ils s’étaient donné rendez-vous pour enfin se revoir.

Bachir se tut un moment. Il ouvrit ses yeux et me regarda, puis il les referma.

-          C’est bien étrange comme cet homme vous ressemble ! Rappelez-moi votre prénom ?

-          Jean, lui dis-je.

-          Oui, c’est cela, Jean… Remarquez que la lettre K suit la première lettre de votre prénom… mais il se peut que ce ne soit qu’une coïncidence ! On ne va pas s’arrêter là-dessus ! Mais, où en étais-je ?

-          C’était la première fois qu’ils se voyaient.

-          Oui… Ils s’étaient donné rendez-vous à ce bar. Elle avait longtemps hésitée avant d’accepter de rencontrer cet homme. Peut-être avait-elle peur ? je vois une certaine appréhension de la part de cette femme. Elle sait qu’elle doit prendre une décision mais pour l’instant, cela lui ai trop difficile de faire un choix. Sans s’être jamais vu auparavant, ils se connaissent bien. Elle a confiance en lui. Ils se parlent, longuement. Elle recherche, tout comme lui, son âme sœur. Ils étaient faits pour se rencontrer. Mais je ressens que cette rencontre est un échec. Ils repartiront, chacun de leur côté, vers leur destin. Aucun des deux n’est parvenu à retenir l’autre.

-          Qu’est-ce que tout cela signifie pour moi ? demandai-je.

Bachir rouvrit ses yeux.

-          Cela signifie que dans votre passé, l’un de vos ancêtres devait rencontrer une jeune femme, mais cette rencontre ne s’est pas faite. Je pense que cet acte manqué va se reproduire dans votre vie. Je ne peux vous dire quand, mais je ressens que c’est bientôt, car votre rêve peut être interprété comme un avertissement.

-          Vous m’intriguez énormément, fis-je, à la fois toujours sceptique, et en même temps séduit à l’idée d’une prochaine rencontre.

Bachir regarda à nouveau les traces déposées dans la tasse par le marc de café.

Il referma ses yeux.

-          Oui, vous allez vivre une prochaine rencontre, un peu semblable à celle qu’a vécu votre ancêtre. Ce sera à vous de la prolonger ou d’y mettre un terme. Quoiqu’il en soit, ce sont deux esprits, deux âmes qui se recherchent depuis des siècles car elles se complètent.

-          Est-ce que vous savez comment sera cette femme ?

-          Non… Ce serait trop facile. Il y a des choses que je ne vois pas, et cela en fait partie. Je peux seulement avancer que cette rencontre sera déterminante pour le reste de votre vie.

-          Vous me faites presque peur, lui avouai-je. Que se passera-t-il si notre rencontre est elle-aussi vouée à l’échec ?

-          Je vous en prie. Rassurez-vous. Cela ne vous portera aucun préjudice, à proprement parlé. Tout ce qui se passera, c’est que vos deux âmes, dans le futur, tenteront encore une nouvelle fois de se rencontrer. Cela peut ainsi se reproduire indéfiniment. Mais je vais essayer d’y voir un peu plus clair. Tenez, reprenez la tasse. Appuyez votre pouce au fond de la tasse…

Il me la tendit. Je fis ce qu’il me demanda et la lui redonnai.

-          Voyez au fond de la tasse… les dessins qui se sont formés… comme des petits carrés… On a l’impression que ce sont des livres éparpillés. Je vois que cette rencontre va se produire dans ces prochains jours. Vous allez rencontrer une jeune femme, intellectuelle, calme, sensible.  Je la vois travailler à la fois dans un bureau et pour des enfants parce qu’il y a de nombreux livres d’école. Peut-être est-ce une maîtresse? En tout cas, je vois un lien entre elle et des enfants. Il faut que vous vous écoutiez, vous. Je ne vous vois pas vivre ensemble, mais séparément, chacun de votre côté, du moins dans un premier temps. Je vous sens très soucieux de préserver la liberté de l’autre. Faites attention à vous. Vous avez déjà beaucoup souffert de par le passé. Pour l’instant, je ne vois rien d’autre. Je vous invite à revenir me voir d’ici quelques jours. Alors, nous ferons le point ensemble.

-          Je vous remercie pour tout ce que vous m’avez dit, concluais-je.  Je me sens nettement rassuré.

-          C’était bien le but de cette séance. Je vais vous raccompagner…

Alors que Bachir se leva, j’en profitais pour poser sur le guéridon trois billets de vingt euros. Mon amie m’avait dit de lui donner seulement quarante, mais tout ce que m’avait annoncé Bachir m’avait plus que comblé. Je me sentais beaucoup plus serein qu’au moment où j’avais poussé la porte de son appartement. C’était comme si j’étais délivré d’un poids pesant. Je savais désormais à quoi m’attendre…

 

Les jours qui suivirent mon entrevue avec Bachir passèrent relativement vite. Toute l'angoisse qui m’avait habitée ces derniers jours avait disparue. Je recommençais à parler avec mes amis. Je prenais à nouveau le temps de me promener en ville, dans des parcs. Parfois, je m’arrêtais à la terrasse d’un café pour rêvasser un peu. Les paroles de Bachir ne quittaient pas mon esprit. Elles résonnaient toujours au fond de moi.. Chaque jour, je me demandais si ce serait celui où la rencontre allait se faire. Quand je rentrais le soir chez moi, mes habitudes n’avaient pas changé. Mon train-train quotidien se poursuivait. Mais, c’est seulement lorsque je flânais dehors que tous mes sens étaient en éveil, un peu comme si j’avais perdu quelque chose, et que j’en étais à sa recherche. Parfois, lorsque je m’asseyais aux côtés d’une jeune femme, j’avais presque envie de lui demander son prénom… seulement pour savoir si celui-ci commençait par la lettre K.

D’amusement au départ, cette recherche devint très vite une obsession.

Il m’était même arrivé, un jour, de perdre mon temps à feuilleter les pages d’un annuaire pour tenter de découvrir des prénoms commençant par cette fameuse lettre. Effectivement, j’en avais trouvé trois… mais au prix de combien d’heures de traque ?…

Et puis un jour, je pris la sage décision d’abandonner cette quête. S’il fallait que je finisse par rencontrer une jeune femme, je m’étais dit que cela se ferait tout seul, sans doute au moment où je m’y attendrais le moins.

Dès lors, je ne pris plus guère attention de savoir qui était à mes côtés, un homme ou une femme.

C’est alors que le plus incroyable arriva…

J’étais tranquillement assis à la terrasse d’un bar, sirotant par petites gorgées un café, qu’une voix de femme m’interpella.

-          Excusez-moi, Monsieur, fit-elle très poliment. J’ai l’impression de vous connaître…

Je me tournais vers la voix.

C’était une jeune femme. Elle portait des lunettes de soleil et était vêtue simplement, jean couleur bleu délavé et une tunique marron.

-          Non, je ne crois pas… lui répondis-je.

-          Si, si ! Je vous assure. On se connaît, mais je ne me souviens pas d’où.

-          Peut-être ? Quel est votre prénom ?

-          Monica, répondit la femme en soulevant ses lunettes, dévoilant des yeux couleur noisette.

À sa réponse, mon cœur fit comme un bond sous ma poitrine. Je venais de comprendre…