Il y a 33 ans, le 23 septembre 1965, le monde de l’alpinisme, ses amis, sa famille, apprenaient, stupéfaits, incrédules, que Lionel Terray et son camarade de cordée Marc Martinetti, étaient retrouvés morts, au pied de la voie en Y au Gerbier, voie qu’ils avaient gravie dans la matinée et certainement en un temps record. Il venait d’avoir 44 ans.
En septembre 1944. Lionel Terray ne défiait pas seulement la montagne, mais aussi l’armée allemande, au sein de la Compagnie Stéphane.
Après une première campagne de Maurienne conduite dans la foulée de la Libération de Grenoble, par des unités à structure régulière, sous les ordres du commandant Le Ray, il apparut nécessaire de rappeler les bataillons, leur tâche terminée, pour le grand travail de recueil, de refonte d’encadrement, d’ajustement et d’équipement, en vue d’une poursuite de la campagne sur un pied entièrement nouveau pour tous. Le mois d’août 44 fut consacré à cette tache immense à laquelle chaque chef d’Unité sut donner une empreinte particulière.
Chez « Stéphane » pas d’hésitation… le caractère offensif, mobile, qui avait prévalu et assuré le succès des opérations de style « guérilla » devait s’inscrire dans la nouvelle donne. En conséquence les cadres de contact, la majorité des chasseurs devaient être capables de surmonter les obstacles naturels générés par l’hiver en montagne, sinon en haute-montagne.
Déjà quelques cadres de « Jeunesses et Montagne » s’étaient spontanément enrôlés dans les rangs de la compagnie ; d’autres furent sollicités individuellement, beaucoup répondirent « présents ». Mais « Stéphane » souhaitait toujours plus… Ainsi des alpinistes de renom acceptèrent-ils de mettre leur technique à sa disposition. Lionel Terray fut de ceux-là, qui contribuèrent à créer une compagnie Stéphane moralement à l’image de celle qu’ils avaient connu, mais techniquement prête à affronter les objectifs nouveaux qui les attendaient.
Dès novembre 44, une mission leur est confiée : « Fantassins alpins, ils faut monter la garde sur les crêtes de Maurienne… » alors qu’ils sont à l’orée d’un hiver qui s’annonce rude.
La veille de leur départ, c’est la visite du Général de Gaulle et le défilé triomphal à la fois conclusion d’une étape et prélude d’un nouvel épisode. La page est tournée.
La 3ème demi-brigade quitte Grenoble et l’Isère, son berceau, pour ne plus y revenir.
Là-bas, sous le Mont Cenis, l’ennemi se montre hargneux et mordant. Quelques jours avant l’arrivée de la demi-brigade, il a attaqué et brûlé Termignon. Il multiplie ses patrouilles audacieuses, les poussant jusqu’aux lisières des point d’appui de la ligne de résistance et des soutiens. Les tirailleurs que relèvent les leurs sont peu adaptés à la montagne et l’Allemand qui occupe les positions adverses.
Le plateau du Mont Cenis est la pièce maîtresse du système défensif ennemi. Sa possession livre la clef du Val de Suse et du Piémont. L’adversaire, qui sait que la conquête par les leurs de cette plateforme de départ lui serait fatale, y a implanté ses meilleures troupes. Sa position stratégique est, en novembre 44, très favorable. Il tient tous les cols et les observatoires de la crête frontière et même en avant d’elles des bastions comme le Mont-Froid qui commande toute la moyenne vallée de l’Arc.
Les lignes françaises courent paradoxalement au fond de la vallée ; les villages sont organisés en centres de résistance fermés, en hérisson. Quelques postes isolés sont détachés sur les axes de pénétration ennemis. Eux aussi sont aptes à se défendre dans toutes les directions.
La neige tombe, le gros de l’hiver arrive, accroissant la solitude des postes avancés, rendant la haute montagne toujours plus hostile.
C’est par le mouvement et l’observation qu’ils se prémunissent contre les entreprises ennemies. C’est par le mouvement et l’observation qu’ils préparent la reprise des opérations offensives. Mais ce mouvement n’est désormais possible que pour les skieurs. Les massifs de Maurienne sont difficiles, abrupts et avalancheux. Il faudra des sections d’éclaireurs très entraînés. Mais la 3ème demi-brigade est bien montée. Le Colonel, son chef d’E.M., ses deux adjoints et les trois chefs de bataillon, sont d’anciens commandants de S.E.S. et coureurs de montagne. Parmi les cadres et les alpins, de grands noms de l’alpinisme et du ski français : Frendo, Terray, Chevalier, Boell, Masson, Cretton, Lier, Gardent. Le matériel est médiocre, le vêtement très insuffisant. Pas de chaussures permettant la marche ni, surtout la station immobile des heures durant dans la neige, pas non-plus de sous-vêtements de laine.
Et malgré tout, c’est l’assaut continuel des patrouilles sur les crêtes entre les cols et les postes tenus par l’ennemi. L’Allemand, enfoui sous la neige, au rebord des brèches, occupe les points bas. Mais en quelques semaines, les alpins reprennent l’ascendant par leurs ardentes randonnées. Ce sont ceux-là qui désormais dominent. Au petit jour, ils sont sur les sommets, au-dessus des positions allemandes, parfois derrière elles. Et les chasseurs allemands harcelés, inquiets, renoncent aux coups de main dans la vallée. Ils se gardent désormais et c’est tout.
Les hommes de la compagnie Stéphane sont chaque jour au-dessus de 3.000 m. Ils patrouillent continuellement à :
Cime et Col du Carro (3345m)
Col Perdu et Levanette (3456m)
Pas de l’Arc et col Girard (3203 et 3084m)
Col de Séa (3095m)
Collerin (3219m)
Col de Bessanèse (3200m)
Col d’Arnès (3022m)
Col Martelli (3300m)
Ouille d’Arbéron (3540m)
Col du Lautaret (3079m)
Col de Novalèse (3209m)
Pas du Chapeau (3297m)
Pointe du Clot (3000m)
La Roche d’Etache (3068m)
Col d’Agnel (3101m)
Cols du Fond Nord et Sud (3050m)
Col Sommeiller (3002m)
Pierre Miniieu (3244m)
La Pointe St.Michel (3252m)
La Cime du Grand Vallon (3125m)
La Belle Plinier (3076m)
La Cime de la Planette (3071m)
Mont-Thabor (3165m) … etc.
Un extrait des « Conquérants de l’Inutile » de Lionel Terray :
« Lorsque je rejoignis la Compagnie Stéphane, elle sortait à peine de plusieurs mois d’une activité intense et n’avait été que très peu affaiblie par les éléments nouveaux venus s’y joindre après la Libération. C’était une troupe très entraînée et animée d’un esprit de corps extrêmement développé. Il y régnait un enthousiasme, un esprit de camaraderie et une chaleur humaine rappelant les beaux jours de Jeunesses & Montagne.
Da,ns les patrouilles et les coups de main, pour lesquels nous étions toujours volontaires, nous ne cherchions pas sérieusement à tuer les Allemands ou à obtenir un quelconque résultat guerrier. Ce que nous aimions, dans cette guerre inutile et démodée, c’était sa ressemblance avec l’alpinisme. Comme dans l’alpinisme, ce que nous cherchions dans ces actions, c’était une aventure où le courage, l’intelligence et la force permettent de triompher d’obstacles apparemment insurmontables ; c’était aussi la vie dans ce monde de grandeur et de lumière où nous avions appris à ne plus être des larves traînant dans la boue.
Pendant cette guerre des Alpes, j’ai passé tout l’hiver et le printemps à courir la montagne en tous sens, à des altitudes allant de 1300 à 3000 m et même davantage. Les besoins de l’activité militaire nous contraignirent parfois à accomplir des missions dans des conditions techniquement impossibles ; ceux-ci auraient bien été en peine de nous contredire. Mais nous avions toujours joué le jeu et souvent, nous avons pris de risque de traverser des pentes où la neige était proche de son point de rupture.
A deux reprises, j’ai été pris dans des avalanches importantes. La première fois, j’ai descendu 400 m de dénivellation avec la masse de neige et n’ai pu m’en tirer que parce que j’ai eu la double chance de perdre mes skis et de me trouver sur le sommet de l’avalanche lorsqu’elle s’est enfin arrêtée sur une pente douce. La deuxième fois, j’ai réussi à m’échapper en piquant droit sur un bosquet d’arbres où je pus me mettre à l’abris. Malheureusement, un de mes camarades, moins bon skieur, fut tué.
La multiplicité de ces expériences et le fait de souvent aller à l’extrême bord de la lisière séparant la sécurité du danger, lisière que beaucoup transforment en marge spacieuse, m’ont donné une expérience de la neige et des avalanches que peu d’autres montagnards ont eu la possibilité d’acquérir.
Cette science de la neige est faite de données techniques relativement précises que chacun peut apprendre dans un manuel et d’une sorte de flair, dû à la fois à un certain don naturel et à l’accumulation d’observations enregistrées davantage par le subconscient que par la mémoire à proprement parler.
Pendant cet hiver, j’en ai appris davantage dans ce domaine que pendant tout le restant de ma vie et pourtant, Dieu sait si, dans ma jeunesse je me suis souvent aventuré imprudemment sur des pentes dangereuses.
J’aurai quarante ans dans quelques jours : vingt ans de luttes sur toutes les montagnes du monde, m’ont laissé plus de force et d’enthousiasme que n’en témoignent la plupart de mes jeunes compagnons. Pourtant, je ne suis plus tout à fait celui qui, bousculant les hommes et les éléments, triompha de la Walker, de l’Eiger, du Fitz-Roy et du Chacraraju. Tant d’années d’efforts, de souffrance et de danger changent un homme.
Poussé par la force indomptable de ma passion, dans toutes les expéditions, quel qu’ait été mon titre, j’ai toujours marché à la pointe du combat là, comme dans les Alpes. J’ai toujours accepté d’un cœur serein les plus grands risques et parfois de lourdes responsabilités. Si j’ai entraîné les autres dans le danger, je n’ai jamais cessé de me tenir à leur côté. »
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