DE l'AUTRE COTE DE LA PORTE
Yanis ne sais pas ce qu'il y a de l'autre côté de la porte. C'est sûr, il y a un autre monde… Il le sait : papa et maman lui en ont souvent parlé… Et puis aussi, parfois, il entend des bruits… Il croit bien que jamais il n’ira voir ce qui se passe là-bas ! Papa et maman sont bien courageux. Ils y vont tous les matins, et ils reviennent tous les soirs. Mais ce qui est inquiétant, c’est combien ils reviennent changés, fatigués, usés par tout ce qu’ils y font. Quant à elle, Nanie ne part jamais bien longtemps de l'autre côté de la porte.. D'ailleurs, à ce propos, ce matin, Yanis est content car il a enfin compris pourquoi elle s'absente seulement quand il fait nuit: elle habite une maison juste à côté de la sienne. En fait, elle ne reste que pour lui, pour qu'il ne fasse pas trop de bêtises.
- Tu arrêtes de rêvasser. fait Nanie. Ne traînes pas pour manger ton yaourt. Tu sais que c'est bon pour la santé.
- Oui, Nanie. Vais manger. répond Yanis.
De sa position, il balaye des yeux le salon. Nanie a vidé le yaourt dans une petite assiette plate, posée dans un coin de la pièce. Il descend alors, à reculons de la chaise sur laquelle il est à genoux depuis plusieurs minutes.
- Alors ? Qu'est-ce que tu as vu par la fenêtre ? demanda Nanie.
- Deux feuilles tombées de l'arbre. répond Yanis, tout en avançant à quatre pattes vers l’assiette.
- C'est tout ?
- Non. Une bête avec des ailes a tapé la vitre, puis partie loin. dit-il après avoir stoppé sa progression, le temps de parler.
- C'est tout ? Tu n'as rien vu d'autre ?
- Non.
Yanis finit par atteindre l’assiette. Il la prend entre ses mains et l'observe
longuement.
- Qu'est-ce que tu attends pour manger ton yaourt ?
- Un jour, je peux, dehors, pour voir les feuilles tomber des arbres ?
- Seulement si tu es sage. Un jour peut-être… En attendant, manges…
Yanis porte l’assiette à sa bouche et se met à lapper le yaourt, lentement, en ouvrant grands ses yeux de plaisir.
- C'est bien. Fit Nanie. Maintenant, retourne dans ton coin. Il ne se passera plus rien de l'autre côté de la fenêtre.
Yanis hoche de la tête puis, laissant choir par terre l’assiette entièrement nettoyée, il se traîne
jusqu'à son coin. Il aime bien se reposer dans son coin, confectionné d'une vieille couverture et d'un vieux pull de maman.
- Nanie. Musique…
- Tu veux écouter de la musique ? reprit Nanie. Ma foi, c’est pas plus mal car cela te calme, et tu me fiches la paix pendant ce temps. Parce que hier, cela n’allait pas. J’étais vraiment pas contente de toi quand tu as voulu tirer le fil du fer à repasser. Il aurait pu tomber sur toi et te faire très mal ! Tu le sais ce qui t’attend quand tu fais une bêtise ?
- Oui. La baguette… répondit Yanis d’un air apeuré.
- C’est bien çà. Et puis encore ?
- La corde…
- Oui. Tu n’as pas oublié. Quand tu veux faire des bêtises, tu restes attaché avec la corde au pied du radiateur jusqu’à ce que tu t’endormes, et tu es privé de ton repas. C’est comme cela qu’on élève les gamins.
- Nanie. Musique…
- Oui. Je vais mettre de la musique…
Nanie prend alors un disque et le pose sur le tourne-disque. Bientôt, le salon s’emplit d’une musique lancinante. Un requiem. Triste et beau à la fois. Les voix des chœurs qui touchent au plus profond de l’âme… Yanis se mit à pleurer.
Nanie le regarde du coin de l’œil, d’un air satisfait. Elle aime bien le faire pleurer pour ensuite le consoler. Elle utilise d’ailleurs tous les moyens possibles pour y parvenir. Deux jours auparavant, elle avait fait mine de ne pas le voir, et lui avait donné un coup de pied dans la tête. Yanis avait beaucoup saigné du nez… De son air affligé, levant les bras au ciel en proférant toutes sortes d’exclamations stridentes, elle s’était alors perdue en excuses et reproches mélangés, accusant Yannis de trop traîner dans ses jambes.
Yanis est un petit garçon d’environ cinq ans, plutôt chétif. Il ne marche pas encore sur ses deux jambes car on l’en empêche : Cela évite qu’il tente d’attraper des choses sur la table. D’ailleurs, il sait bien qu’il n’y a que les adultes qui ont le droit de se mettre debout. Il n’a pas son propre lit comme les autres enfants, pour des raisons évidentes d’économie, mais aussi pour un tas d’autres raisons. Ainsi, lorsqu’il est fatigué, on n’a pas besoin de le porter jusqu’à son lit. Il va tout seul dans son coin. Mais, quand il est puni, il n’a pas le droit d’y aller. Il doit venir contre le radiateur qui est toujours éteint, même en hiver.
- Musique, est triste… dit Yanis, toujours avec de longues larmes qui lui coulent le long des joues.
- Toutes les musiques sont comme cela, fait Nanie, sans cesser de repasser les vêtements qu’elle sort un a un d’une vieille corbeille d’osier.
- Peux avoir un livre ? demanda Yanis.
- Non. Ce n’est pas le jour du livre. Tu sais, y’a que le mercredi que tu peux en avoir un, et mercredi, c’est dans deux jours…
- Dans deux jours… répète Yanis, sur un ton dépité.
- Aujourd’hui, c’est le jour des cubes. Je vais te les donner. Mais laisses-moi tranquille ensuite. J’ai encore beaucoup à repasser.
S’exécutant, Nanie prend alors cinq cubes en plastique sur une étagère et les lance par terre.
Yanis rampant jusqu’à eux, les prend dans ses petites mains et commence à les empiler.
Dehors, le soleil a du mal à percer les nuages. C’est le début de l’automne. Les feuilles des arbres commencent seulement à tomber. Yanis adore les regarder tomber : elles virevoltent dans l’air, tourbillonnent en tous sens, avant de venir se déposer doucement sur le sol. Ces feuilles, ce sont le mouvement ; pas, hormis Nanie qui s’agite sans cesse, comme tout ce qui est si incroyablement statique dans le salon.
Au bout d’un long moment, Nanie pose le fer sur la planche et s’approche de Yanis. Elle l’entoure de ses bras, caressant ses cheveux sales et plein de nœuds.
- Mon pauvre petit, dit-elle. Comme la musique te rend malheureux. Viens contre moi que je te console…
L’enfant se frotte les yeux et se blottit entre les seins de Nanie. D’une de ses petites mains, il se met à en pétrir un. Nanie ferme les yeux. Comme c’est bon… se dit-elle, revoyant en pensée son défunt mari quand il lui prodiguait souvent ce doux câlin.
- Quoi il y a après la porte ? demanda Yanis.
- De l’autre côté de la porte ? Qu’est-ce qu’il y a ? répéta Nanie, tout en cherchant quoi répondre. Oh ! Il n’y a pas grand chose. Il n’y a que des immeubles, des rues, et des quantités de voitures... Et puis, il y a aussi beaucoup de messieurs, beaucoup de mesdames, dans les rues et dans les bureaux de travail.
- Papa, maman, y sont là-bas ?
- Oui. La journée, ils sont tous les deux dans un bureau de travail.
- Pour quoi ?
- Ce qu’ils font ? Un travail très spécialisé, difficile. Ils écrivent des quantités de chiffres et de lettres, les mélangent dans tous les sens, font des opérations puis les défont. Additions, soustractions, divisions. Additions, soustractions, divisions. Additions, soustractions… Tu comprends ? Comme cela des centaines de fois. Ils calculent ensuite combien de mots et de phrases ils peuvent écrire avec ce qui reste.
- Y écrivent quoi ?
- Mais j’en sais rien ! répond alors Nanie soudainement irritée. Et puis ça ne nous regarde pas ! C’est leur travail à eux ! Oh ! Et puis, tu m’énerves à me poser tout un tas de questions. Fiches-moi la paix. Vas dans ton coin ! fit-elle en repoussant vivement Yanis qui se traîna jusqu’à son coin.
Yanis ne se sent pas malheureux. Il est même content de savoir quel travail papa et maman font au dehors, de l’autre côté de la porte. En fait, les paroles de Nanie ne font que confirmer ce qu’il savait déjà car elle lui avait déjà dit des choses semblables.
Repartant vers son repassage, Nanie jouit au fond d’elle-même : ce n’est pas la première fois qu’elle lui raconte de telles inepties. Elle prend grand plaisir à s’amuser de l’esprit du gamin, d’autant plus qu’il ne sait pas ce que sont les additions et les soustractions.
*
Au fil des années, Yanis prit lentement, dans la maison, la place d’un animal de compagnie. Il y a quelques années déjà, papa et maman s’étaient débarrassé de Charlie, un ravissant petit basset. Ils s’étaient rendus compte que Yanis obéissait bien mieux qu’un chien quand on lui lançait un ordre, et puis il n’y avait aucune nécessité de le sortir pour qu’il fasse ses besoins.
*
Nanie jeta un coup d’œil vers Yanis. Il s’était endormi dans un coin de la pièce, les jambes repliées en chien de fusil, sur une couverture qui avait été jetée là, près du radiateur, il y a des lustres déjà. Il serrait dans ses mains le vieux pull de sa mère.
- J’ai la paix pour un moment… pensa Nanie. Encore quelques vêtements à repasser, puis faudra penser au repas.
Nanie avait été embauchée par la mère de Yanis quelques semaines après son accouchement. Celui-ci avait eu lieu dans la chambre du haut. Quand elle avait senti les premières contractions, elle avait souhaité enfanter comme sa mère, dans cette même pièce. Une voisine, aujourd’hui décédée, était venue pour l’aider. Personne, hormis ses parents et Nanie, ne connaissait l’existence de Yanis. Peut-être aussi son véritable père, si toutefois il se souvenait encore de ce garçon. Quand il fut en âge de se traîner à terre, sa mère décida de le laisser continuellement en bas, dans le salon. Ainsi, ses pleurs dans la nuit ne les dérangeraient plus. Et puis, il lui fallait de l’espace à ce petit.
Nanie termina enfin son repassage. Elle empila les vêtements dans une corbeille en plastique qu’elle monta à l’étage. Après les avoir rangé dans les placards, elle redescendit et se dirigea vers la cuisine.
- Qu’est-ce que je vais bien pouvoir cuisiner aujourd’hui ? songea-elle, en ouvrant le réfrigérateur. Ah ! Voilà, je vais lui faire une saucisse et de la purée.
Quand le repas fut prêt, Nanie réveilla Yanis, toujours profondément endormi dans son coin.
- Yanis ! C’est l’heure du repas ! lui dit-elle en le secouant. Allez ! Réveilles-toi ! Sinon cela va refroidir !
Yanis ouvrit ses yeux péniblement.
Nanie s’était saisi d’un gant de toilette humide et lui frotta le visage avec.
- C’est froid ! se plaignit-il.
- C’est pour ton bien ! répondit Nanie. Voilà, c’est terminé. C’était pas grand chose, tu vois… Maintenant, manges. Et ne salis pas tes vêtements ! J’ai pas envie de te changer après ! termina-t-elle avant de poser devant lui une double écuelle en plastique, avec d’un côté une demie saucisse coupée en plusieurs morceaux, et de l’autre une purée épaisse, grossièrement écrasée à la fourchette.
Yanis s’assit sur la couverture, son dos appuyé contre le radiateur tiède, l’écuelle posée sur ses cuisses. Il attrapa avec ses doigts une rondelle de saucisse puis trempa ses doigts dans la purée.
- Hum !… C’est bon… fit-il en se léchant les doigts.
- Nanie fait toujours de bonnes choses à manger. lui lança-t-elle avant de retourner dans la cuisine.
*
Yanis n’a jamais connu son véritable père. Celui qui vivait plus ou moins aux crochets de sa mère était un père de substitution. Sa mère l’avait rencontré un an après son accouchement dans une laverie. Lui-aussi était venu y laver des vêtements. Ils avaient discuter ensemble le temps d’un lavage, s’étaient revu à plusieurs reprises, et avaient finalement décidé de joindre leurs misérables existences. Lui, il travaillait beaucoup : deux emplois qui s’alternaient dans la journée, gardien dans une casse automobile et veilleur de nuit dans un petit hôtel. La mère, elle se contentait de son emploi de caissière à la station service.
Yanis ne voyait pas souvent ce père de substitution, fort heureusement. Il se rendait bien compte qu’il ne l’aimait pas à sa façon de lui parler, ou de le repousser avec son pied quand il venait vers lui. D’ailleurs, c’était pas son gamin : il n’était pas obligé de l’aimer !
Son véritable père était parti alors que Yanis n’était âgé que d’un an seulement. Il avait préféré quitté cette femme quand il s’était rendu compte que quelque chose ne tournait pas bien rond dans sa tête, se promettant toutefois de revenir un jour récupérer l’enfant. Mais, c’était il y a bien longtemps déjà…
*
- Il est tard, fort tard !… songea Nanie. Mon poulet à la crème sera tout juste prêt quand la patronne rentrera !
Il se passa une bonne demie heure avant que douze coups sonnèrent à l’horloge.
Nanie avait déjà dressé la table quand la mère de Yanis poussa la porte.
- Comme cela sent bon ! fit-elle en refermant la porte derrière elle. Qu’est-ce que vous nous avez préparé qui sente si bon ?
- Du poulet à la crème et des haricots sautés. répondit Nanie.
- Vous nous gâtez tous les jours, décidément… continua la mère. Alors, quoi de neuf ?
- Le repassage est terminé et Yanis a mangé comme un grand toute son assiette.
- Fort bien ! Passons à table…
- Oh ! Madame ! s’exclama Nanie. J’ai oublié de relever la boite à lettres !
- Ce n’est pas grave. J’y vais.
La mère sortit et revint quelques minutes plus tard. Elle tenait deux prospectus publicitaires et une lettre frappée au nom d’un cabinet d’avocats de la ville.
- Qu’est-ce que cela peut être ? dit-elle, tout en ouvrant l’enveloppe.
Ses yeux parcoururent la lettre. Son visage se transforma sous l’effet de la stupeur. On aurait pu croire qu’elle venait d’apprendre que la fin du monde était proche…
- Qu’y a-t-il ? demanda Nanie.
- Je vais être convoqué par le Juge… C’est le père de Yanis !… Il veut récupérer l’enfant !…