L'EAU PURIFICATRICE

 

 

Ce matin, en ouvrant mon journal, un fait divers, peu éloquent mais suffisamment insolite, attira mon attention : « Nicolas, treize ans, revient à la vie, deux jours après s’être suicidé ! Actuellement en convalescence à l’hôpital Necker de Paris, il semble avoir perdu toute notion de la réalité… »

Médecin psychiatre, ayant soutenu une thèse sur « Les Multiples Conséquences d’un Suicide », je ne pouvais pas passer sur une telle information sans en connaître davantage.

C’est le docteur Fabien lui-même qui m’accueillit. Il dirigeait la section de neurologie et psychiatrie enfantine de l’hôpital Necker depuis une vingtaine d’années.

- Cher Docteur Michel. C’est un cas bien curieux ce jeune Nicolas !

- Pourquoi donc ? Lui demandai-je.

- Vous pensez que personne ne peut revenir de la mort ? D’un suicide réussi ?

- Impossible ! Mais, la presse parle d’un suicide raté !

- Dans notre cas, s’il s’agit bien d’un suicide, au départ, c’était par jeu que le jeune Nicolas s’est pendu. C’est ce qu’affirment ses camarades, témoins de la scène.

- Et…?

- Quand il ne bougea plus, ils coururent chercher du secours. C’était trop tard ! Quand on l’a descendu de la corde, il était déjà mort, vraiment mort ! Son cœur avait cessé de battre. Il n’y avait plus aucun souffle de vie en lui.

- Que s’est-il passé ensuite ?

- Rendez-vous compte : il s’est remis à vivre le surlendemain ! Deux jours après, à la morgue !

- Son cerveau doit souffrir de séquelles incroyables ?

- Il a subi quantité d’examens neurologiques, psychologiques. Des tests par dizaines... Pourtant, tous mes confrères sont unanimes… Il faut nous rendre à l’évidence… C’est comme s’il n’avait jamais subi aucun traumatisme.

- C’est plutôt déroutant ! C’est incroyable !

- Il subsiste un problème…

- Lequel ? Je me disais bien !…

- Il est témoin de choses que nous ne voyons pas. S’il n’avait pas subi toute cette panoplie de tests, on penserait réellement qu’il est fou.

- Vous m’intriguez… Dites-moi…

- Cela me fait froid dans le dos quand j’y pense… Vous pourrez l’observer. Il est dans le pavillon F.

- Celui des fous dangereux ? Mais… Vous disiez qu’il n’avait aucune démence !

- En fait, il n’a rien à voir avec les autres pensionnaires. Il est dans ce pavillon parce qu’il est isolé des autres pensionnaires, et la surveillance y est plus accrue que dans les autres pavillons.

- Combien de temps encore vous allez le garder là ?

- Il est en observation. Pour quelques jours, le temps qu’il soit complètement rétabli.

- Quel est son problème ? Vous ne l’avez toujours pas dit.

- C’est inexplicable. Il faut que vous puissiez le voir de vos propres yeux. Il a des gestes, des réactions incompréhensibles.

- Qu’est-ce que l’on attend ? Allons-y.

 

 

*

 

 

Après avoir traversé des dizaines de couloirs et ouvert autant de portes fermées à clefs, le docteur Fabien utilisa une dernière fois son lourd trousseau. La porte du pavillon F donnait sur un vaste laboratoire.

- Venez. Nous pouvons l’observer d’ici.

Le quatrième mur de la petite pièce était constitué d’une immense baie vitrée.

- Un miroir sans tain ?

- Tout à fait. Nous le surveillons sans qu’il nous voit. Vous allez comprendre… Voyez : en ce moment, il semble tout à fait normal. Mais quelques minutes avant qu’il ne s’endorme, vous seriez étonné de voir ce qu’il fait.

- Cessez donc de m’intriguer… Dites-moi.

- Dans un premier temps, nous allons provoquer son endormissement.

Le médecin s’approcha d’un interphone. Il appuya sur l’une des touches.

- Mademoiselle. S’il vous plait. Apportez à Nicolas un sédatif dans un chocolat chaud.

Quelques minutes après, une infirmière entra dans la pièce et posa sur la table un bol fumant, et se retira tout aussi rapidement.

Nicolas s’approcha de la table, et s’empara du bol. Il le huma, souffla dessus pour le refroidir, puis le porta à ses lèvres.

Il en but plusieurs gorgées.

Le sédatif ne tarda pas faire de l’effet.

Nicolas se mit à bailler, longuement.

Nous continuions à l’observer de l’autre côté de la baie vitrée.

Nicolas se dirigea vers son lit, et s’y allongea après avoir fait tomber ses pantoufles.

- Et alors ? Qu’y a-t-il d’étonnant dans tout cela ?

- Attendez encore un instant… Peut-être…

Nicolas ne ferma pas immédiatement les yeux. Il semblait déjà être en proie à quelques cauchemars…, mais il demeurait toujours éveillé !

Soudainement, Nicolas se leva et se dirigea vers l’un des coins de la pièce, ramassa quelque chose par terre, alla vers le lavabo, et tourna le robinet. Il fit ensuite le geste de lâcher quelque chose sous le jet d’eau.

Il se recula alors, regarda autour de lui, et alla vers d’autres coins de la pièce pour répéter les mêmes gestes, mais sa main demeurait étrangement vide à chaque fois…

Nous l’observâmes ainsi pendant une dizaine de minutes, ramassant des objets invisibles pour les lâcher sous le jet d’eau.

- Mais qu’est-ce qu’il ramasse ? Demandai-je, intrigué par ses va-et-vient.

- Cette question, on la lui a posée des dizaines de fois. Il n’a jamais voulu nous répondre. Peut-être qu’avec vous, décidera-t-il à parler ?

- J’essayerai.

- Revenez demain. Vers les quinze heures. J’aurai le temps de le prévenir de votre visite.

 

 

*

 

Les quelques heures qui me séparaient de ma consultation avec le jeune Nicolas furent largement remplies. Je ne saurai dire le nombre de livres descendus des étagères de ma bibliothèque, de tables des matières parcourues des yeux ou de documents consultés sur internet à la recherche d’un article, d’une quelconque information pouvant expliquer un cas similaire, déjà étudié dans le passé. Mais rien… Il n’existait rien. Le jeune Nicolas restait bien un cas unique.

 

 

*

 

 

- Bonjour Nicolas. Je suis le docteur Michel. Dis-moi. Comment se passe ta convalescence ?

Nicolas demeurait désespérément muet.

- Tu veux bien discuter un peu avec moi ?

Depuis de longues minutes, il ne cessait de tracer des cercles sur les feuilles que j’avais posées devant lui.

- Je m’ennuie. Fit soudainement Nicolas, sans même lever la tête.

  • Tu t’ennuies ?

  • Beaucoup. Je veux revoir papa et maman. Et mon p’tit frère Léo. Dit-il, toujours sans lever la tête, et en continuant à dessiner sur la feuille des cercles entrelacés.

  • Bientôt. Crois-moi. Bientôt, tu pourras les voir. Je parlerai avec le docteur Fabien. Il m’écoutera. C’est sûr. Mais en attendant, j’ai quelques questions à te poser.

  • Quoi ? M’sieur.

  • Je t’ai vu accomplir un rituel étrange, hier, avant d’aller dormir.

  • Quoi donc ?

  • J’aimerais que tu me dises ce que tu ramasses par terre, et que tu jettes ensuite dans l’évier ?

  • Ah ! Ça ? Mais c’est rien. S’exclama-t-il. C’est normal ce que je dois faire. Certains jours, y’en a des tas ! C’est impossible de les laisser. Sinon, y’en aurait trop.

  • Mais quoi donc ? Explique-moi ce que tu ramasses.

  • La peau des morts !

Ce fût à mon tour de rester silencieux, complètement abasourdi par sa réponse.

Au bout d’un long moment, il leva enfin les yeux, mais c’était pour peser mon regard.

  • Je ne sais pas si j’ai bien compris. Lui avouai-je.

  • La peau des morts ? C’est vrai !

  • Explique-moi.

  • Quand les gens meurent, ils ne vont pas tous au paradis, ou en enfer !

Nicolas avait remarqué l’expression de mon visage. Il comprenait qu’il pouvait avoir confiance en moi, et que son histoire m’intéressait.

- Quand les gens meurent, répéta-t-il, leur âme ne monte pas aussitôt au ciel, à un niveau supérieur. Y’en a bien certaines qui montent plus vite que d’autres. Tout dépend de la lumière qu’elles rayonnent. Les autres continuent à errer sur Terre, pendant un certain temps. Elles doivent réapprendre les vertus de l’homme, et souffrir des jours entiers les défauts du disparu. Pour celles-ci, l’enfer est bien sur Terre. Songez qu’elles continuent à se déplacer, mais à des vitesses tellement élevées que rien, ni moi ni personne ne peut les distinguer. Les obstacles, les murs, les arbres ont tendance à les freiner. Les âmes les traversent sans s’arrêter. Mais au prix de quelles douleurs ? Ces souffrances disparaissent après que l’âme ait appris, je ne sais pas de quelle manière, à être meilleure et alors, elle abandonne sur terre sa dernière enveloppe avant de monter au niveau supérieur. C’est comme la mue d’un serpent. Je peux ramasser cette peau : elle se dissout dans l’eau.

- Je comprends un peu mieux. Lui dis-je, alors qu’au fond de moi, je demeurais sceptique. En ce moment, est-ce que tu vois des « peaux » autour de nous ? Lui demandai-je.

Nicolas considéra la pièce, puis fit signe oui de la tête.

  • Combien ?

  • Trois. J’en vois trois. Y’en a une qui est horriblement abîmée. Ce devait être la peau d’un méchant homme. Son âme a dû errer très longtemps sur Terre, et beaucoup souffrir avant de monter à un niveau supérieur.

  • C’est incroyable ! M’exclamai-je..

  • Je dois les nettoyer. Termina Nicolas, avant de se lever, faire le tour de la pièce en se baissant par trois fois, et en ramassant des « choses » par trois fois. Il se dirigea ensuite tout naturellement vers le petit lavabo. Il fit couler l’eau et laissa un moment sa main sous le filet d’eau.

Nicolas revint s’asseoir en face de moi. Je l’observais. Il ne pouvait pas mentir. Sa bonne petite bouille ronde m’inspirait la bonne foi, la confiance, l’innocence. Je me devais d’en savoir plus.

  • Nicolas, dis-moi. Depuis quand vois-tu la peau des morts ?

  • Depuis que je me suis réveillé ici.

  • Tu sais pourquoi tu es là ?

  • Oui. On me l’a dit. Le docteur m’a expliqué que je m’étais pendu à un arbre. Mais je ne m’en souviens pas.

  • Tes camarades ont raconté que vous étiez en train de vous amuser. Mais quel drôle de jeu que de mimer des façons de mourir.

  • Oui ! Je me souviens maintenant ! C’est à cause de Thierry, du livre qu’il a trouvé dans le grenier de sa maison.

  • Et ce livre, qu’était-ce ?

  • Le titre ? Je ne sais pas. Je crois que c’était écrit « Traité de Sciences au truc », enfin quelque chose comme çà.

  • « Traité de Sciences Occultes » ?

  • Peut-être.

  • Qu’est-ce qu’il racontait ce livre?

  • Que les personnes qui avaient subi une expérience traumatisante, comme un grave accident, elles revenaient avec une sensibilité accrue. Y’en a qui ont vu comme un tunnel avec une lumière au bout.

  • Je suis au courant de tout cela. Et toi, tu as voulu vérifier si c’était vrai ?

  • Non… Je savais que c’était vrai !

  • Vous étiez en train de mimer, de vous amuser… Pourtant, l’un de tes camarades a dit que tu es retourné chez toi pour prendre une corde… C’est vrai ?

  • Oui. Je voulais mourir.

  • Pour quelle raison ?

  • Au début, on s’amusait à se faire peur, à faire semblant de mourir et de renaître, de faire comme si on était dans un tunnel avec une lumière au bout. On riait… Puis, Thierry…

  • Thierry ? Qu’est-ce qu’il vous a encore lu ?

  • Non, ce n’est pas ça. Pour jouer, il m’avait serré très fort le cou. Je crois que j’ai cessé de respirer. Je sais qu’il a eu très peur. Il pensait m’avoir tué. Cela a duré quelques secondes, à peine. Mais moi, pendant ce temps, j’ai voyagé hors de mon corps… très très loin…

  • Tu as vu le tunnel, la lumière au bout ?

  • Non, rien de tout cela. J’ai voyagé à une vitesse vertigineuse. Je traversais les murs, les arbres, les montagnes… Je me sentais paniqué. Une très grande peur. Des voix m’appelaient de tous les côtés, mais je ne voyais personne. Je sentais beaucoup de gens autour de moi, et cela criait, cela souffrait des martyres incroyables. Au milieu de toutes ces voix, une seule, beaucoup plus douce, disait : « Nicolas. Dit aux hommes qu’ils deviennent meilleurs sur Terre. Qu’ils n’attendent pas la mort pour découvrir la rédemption, sinon, autant venir, avant de commettre l’irréparable ! ».

  • Et tu as décidé de…

  • De mourir. Oui. Parce qu’un jour ou l’autre, on fait une bêtise. Et il faut la payer plus tard.

  • Et ensuite ?

  • Je suis mort quand la corde s’est serrée autour de mon cou. Et de nouveau, j’ai voyagé à une vitesse vertigineuse, mais cette fois-ci, quand je traversais les murs et les arbres, cela faisait très mal. Il m’a fallu beaucoup de temps pour me rendre compte que la bêtise que j’avais faite, c’était d’avoir voulu mourir. Puis, la même voix m’a fait comprendre que j’allais retourner d’où je venais… et je me suis réveillé ici.

  • Que penses-tu faire maintenant ?

  • Retourner chez papa-maman. Ils me manquent beaucoup. Je sais que ce que je vois est passager. Tout finira par rentrer dans l’ordre. Je redeviendrai un garçon comme tous les autres. Je jouerai encore avec mes camarades, mais plus jamais, oh non, plus jamais je ne m’amuserai avec la mort !