L'ENFANT ET LE PAPILLON

Jadis, il y avait un jardin, un merveilleux jardin, un véritable éden où tout paraissait si vrai, si simple, que l’on sentait jusqu’au fond de nous-mêmes que toute la nature vivait, comme si elle était heureuse d’exister par elle-même ; mais que l’homme est stupide ! Il a construit le mur, celui qui empêche désormais d’entendre le chant des oiseaux dans les arbres, et d’admirer toutes les magnifiques fleurs qui y poussent. Le mur était là pour préserver le jardin de la pollution, pas celle qui s’élève dans l’atmosphère, mais celle de la civilisation : le béton.

            Avec le temps, l’homme a perdu la raison. Il a oublié pourquoi il a construit le mur et ne sait plus ce qu’il y a derrière. Il a oublié jusqu’à cette petite porte qui s’ouvre si facilement…

Et les siècles succédèrent aux années, avec toujours cette même question sur les lèvres : « Pourquoi ? Pourquoi ont-ils bâti ce mur immense ? Qu’avaient-ils à cacher d’aussi précieux ?… »

Et chaque jour, depuis, l’homme voulut, dans sa grande fierté d’homme, connaître à tout prix ce qui pouvait s’y trouver. Avec sa grande imagination, il a tenté de passer au travers du mur, mais les explosifs ne faisaient qu’ébrécher les pierres, et les échafaudages paraissaient bien dérisoires : le mur semblait comme se réveiller, vivre et grandir au fur et à mesure que l’on plaçait d’autres planches…

 

            Mais arriva le jour –car il devait arriver- où un enfant accompagné d’un homme découvrirent derrière un tas de très vieilles caisses, cette petite porte oubliée, tapie, blottie dans l’ombre des immeubles, couvertes de mousses envahissantes, cette petite porte qui était en train de mourir, de se replier sur elle-même, triste d’avoir été aussi longtemps oubliée.

            Quand l’enfant s’approcha et posa sa main sur les vieilles planches humides, la porte s’ouvrit tout doucement, sans un soupir, sans grincer. Elle se réveillait de son long sommeil. Elle palpitait comme si une violente vague de vie l’avait balayée, comme si elle en souffrait un peu, mais sans pour autant résister à ce qui devait s’accomplir.

Ils entrèrent dans un jardin vieilli par le temps, délaissé depuis si longtemps que l’on n’en connaissait plus l’odeur, celle de l’humus en décomposition et de la terre humide et pourrie.

L’homme eut un hoquet de dégoût et porta un mouchoir à son nez et à sa bouche. L’enfant, par contre, regardait avec émerveillement toute cette nature sauvage : jamais il n’avait vu tel spectacle, et des larmes lui coulaient le long des joues. Il regardait ces arbres couverts de mousses vertes avec un silence plein de respect, comme s’il s’était trouvé dans un lieu saint. Et tandis que l’homme s’en retournait, son mouchoir toujours appliqué contre son nez, l’enfant s’était accroupi et observait la lente progression d’une chenille.

 

            La nature semblait revivre, comme si elle était restée immobile pendant des siècles pour s’offrir plus pleinement au regard innocent d’un enfant. Et l’enfant était là, assis par terre, fasciné par cette chenille qui avançait tout doucement vers lui, cette chenille couverte de poils drus, hérissés en tout sens et noirs. Non, l’enfant ne vit même pas l’homme disparaître de l’autre côté de la porte, et celle-ci se refermer lentement, très lentement, poussée par le lierre sauvage et la vigne folle qui se tendaient au maximum, en serrant un peu plus fort leur étreinte autour des arbres. Toutes les plantes avoisinantes luttaient pour refermer coûte que coûte cette porte que l’homme et l’enfant avaient ouverte. Mais l’enfant était beaucoup trop absorbé pour voir la petite porte disparaître peu à peu sous l’épaisse couche de feuillage et de branches entrelacées.

            La chenille avançait toujours, évitant ou passant par-dessus les obstacles que le petit visiteur s’amusait à placer sur son chemin. Lui, il s’était tout simplement couché sur un tas de feuilles mortes, pour voir de plus prés l’étrange animal qui progressait toujours dans sa direction.

 

            Quelque chose devait s’accomplir et rien ne pouvait empêcher que cela se fasse, comme si tout était déjà inscrit, enregistré pour en ce moment, dicter toute cette chose.
L’enfant était simplement couché sur le ventre, sa tête reposant sur ses mains jointes en face de lui. Il s’appuyait sur ses coudes et ses yeux étaient rivés sur la chenille, mais il ne semblait plus la voir du tout, et elle montait le long de son bras, en tissant un fil aussi fin que du coton.

Le petit animal parcoura ainsi tout le corps de l’enfant, en dévidant derrière lui la soie qui peu à peu le faisait disparaître.

           

            Quand, au bout d’un temps interminable, elle eut fini sa tâche, la chenille se recroquevilla sur elle-même et se laissa mourir, épuisée. Elle savait que de ce cocon naîtrait, dans quelques jours, un magnifique papillon. Elle savait aussi qu’un autre jour tout serait à recommencer, et que la nature, dans cette attente, allait se rendormir, pendant peut-être plusieurs dizaines d’années, pour s’offrir plus pleinement aux regards innocents d’un autre enfant… mais elle ne s’en inquiétait nullement car elle savait bien que pour concevoir la beauté, la véritable beauté avec un grand B majuscule, qu’il faille partir de l’impossible.