L'ULTIME RENCONTRE

Dédié à Silvina -en Argentine-

 

            J’étais assis à la terrasse d’un café depuis une demie heure, buvant mon café par petites gorgées, tout en feuilletant la maquette de mon prochain livre, lorsqu’une jeune femme, d’un âge indéfinissable, vint s’asseoir à une table voisine de la mienne.

Je fis mine de le pas la voir arriver et continuai à tourner les pages, à la recherche d’éventuelles erreurs d’impression. Néanmoins, je sentis le regard pesant de cette femme sur moi. Je levai enfin les yeux.

Elle ne me parla pas aussitôt, préférant plutôt tenter de me faire comprendre quelque chose, durant une dizaine de secondes. Cependant, se rendant compte que je ne comprenais pas le sens de son regard, elle s’avança un peu plus près de moi. Elle semblait être prise par à un soucis énorme…

            - Monsieur, me dit-elle. Excusez-moi de m’adresser à vous. J’ai besoin de parler à quelqu’un. Est-ce que vous acceptez ?

Je l’observai encore quelques secondes avant de hocher de la tête pour lui signifier que je l’écoutais.

            - Voilà, ce que j’ai à dire… Vos yeux, sans doute, vous font voir que je suis peut-être jeune… Et si je vous disais que j’ai plusieurs siècles, me croiriez-vous ?

            - Si vous le dites… Peut-être, m’amusai-je à lui répondre.

            - C’est pourtant vrai, reprit-elle. Je me sens vieille, très vieille… Je ne sais comment vous dire… Tellement que j’ai presque envie de disparaître de ce monde !

Je sentis mon cœur bondir sous ma poitrine. Je voulus répliquer mais elle m’arrêta.

            - Non ! Ne dites rien. Laissez-moi vous expliquer et vous comprendrez…

            - Comme vous voulez, lui répondis-je. Installez-vous à ma table, je vous en prie. Je peux vous offrir quelque chose ?

            - Un café. Merci, fit-elle avant de s’asseoir.

            - Un café, s’il vous plait ! criai-je au patron du bar avant de me retourner vers la femme. Je l’observais enfin. Elle paraissait plutôt jeune, mais au ton de sa voix, enjolivé par un merveilleux accent hispanique, elle devait certainement avoir une cinquantaine d’années. 

            - Vous savez… Physiquement, je parais peut-être jeune, reprit-elle, mais intérieurement, mon cœur est vieux de plusieurs siècles…

Elle semblait chercher ses mots.

            - Comment cela ?

            - De plusieurs siècles, oui… tant il a vécu de fortes déceptions.

            - De quel genre ? Si je peux vous poser cette question…

            - De très nombreuses déceptions amoureuses. Je dois vous dire une chose avant tout. Vous êtes le premier inconnu à qui je m’adresse. Votre allure, votre regard m’ont tout de suite montré combien vous êtes sensible, et que vous pourriez me comprendre. C’est pour cette raison que je n’ai pu m’empêcher de vous parler. Pourtant, je ne sais pas par quel bout commencer avant de disparaître !

            - Mais pourquoi vouloir cela ?

            - Il faut que je vous dise. Je porte en moi des montagnes de sensibilité. Seuls les gens comme vous et moi savent ce qu’il en coûte. Croyez-moi : j’ai longtemps cherché le repos, mais je ne l’ai encore jamais rencontré.

            - Le repos ? De quel repos parlez-vous ? Celui de la mort ?…

            - Non, non ! Pas celui-ci. Je veux dire le repos du cœur…

Se taisant un instant, elle laissa mon regard la scruter plus profondément. Une profonde tristesse sillonnait tout son visage.

Elle prit sa tasse de café et la but lentement.

Je continuais à la regarder. J’étais étonné de trouver en elle un visage familier, comme si je la connaissais déjà, ou comme si je l’avais déjà croisée quelque part. J’essayai de me souvenir mais ne parvenais pas à savoir où je l’avais déjà vue.

Elle se remit à parler, le regard perdu dans le vide.

- Vous savez, monsieur, dit-elle. Je sais ce dont à quoi vous pensez en ce moment. Vous avez l’impression de me connaître.

Je demeurai stupéfait qu’elle ait pu lire dans mes pensées !

- Ce n’est pas un hasard si je me suis permise de vous aborder. Je vous ai déjà vu en songe, et je suis certaine que vous aussi, c’est la même chose…

Elle s’arrêta de nouveau de parler, toujours le regard dans le vide.

Je posai ma main sur son épaule. Elle leva la tête vers moi. Une expression de surprise s’était dessinée sur son visage comme si elle se réveillait.

La jeune femme jeta un bref coup d’œil vers les tables voisines et se rendit compte, avec soulagement, que personne ne l’observait. Alors, seulement, elle me regarda, semblant me redécouvrir.

            - Monsieur, me dit-elle. Expliquez-moi, pourquoi des hommes n’ont aucun scrupule à nous faire souffrir ?

            - La réponse est simple, me semble-t-il… répondis-je. Ces hommes-là sont peut-être bien moins sensibles, ou alors ils agissent à cause d’un événement majeur. D’un autre côté, je crois que certaines femmes ne supportent pas de rencontrer un homme aussi sensibles qu’elles. Quelquefois, elles préfèrent être embobinées par n’importe quel homme, serrée et emprisonnées par lui, plutôt que de se sentir aimées, et être trop libres avec un homme sensible.

            - Non. C’est autre chose en ce qui me concerne. Mais je ne peux encore vous en parler maintenant.

            - Ecoutez, lui dis-je. Je vous avoue que je sors moi-même d’une grande déception amoureuse.

- Oui ?

- Je portais dans mon cœur une femme, il y a encore quelques mois. Je peux vous avouer que je l’aimais plus que tout… Plusieurs fois pourtant elle m’avait mis en garde, me disant qu’elle n’éprouvait en fait que de l’amitié pour moi.

- Elle vous a repoussé ?

- Oui, plus d’une fois, mais mon attachement à elle me laissait toujours à espérer que ses sentiments évolueraient… et je continuais à lui rendre mille et un services, allégeant au maximum ses travaux ménagers.

- Comment cela s’est-il terminé ?

- Un jour, je ne m’y attendais pas du tout. Elle m’annonça avoir rencontré quelqu’un, et avait osé me demander si cela allait changer quelque chose à notre amitié ! Elle aurait pu me dire n’importe quoi d’autre pour me repousser, mais elle a choisi ce qui pouvait me faire le plus de mal.

            - Sans doute vous a-t-elle dit cela par accident, sans trop connaître la portée de tels mots…

            - Vous croyez ? J’espère seulement qu’elle n’a pas voulu détruire entièrement ma vision du monde, car sinon j’aurai vécu toutes ces dernières années en me trompant.

            - Je ne saurai vous dire ce qu’il en est car je ne connais pas cette femme.

Je me rendis subitement compte que je me mettais à parler, à une inconnue, de ma vie sentimentale.

            - Et quelle est votre vision du monde ? me demanda-t-elle.

            - Je crois que nous sommes énergie. Et quand nous quittons cette Terre, en fait, toute cette énergie repart quelque part. Je ne saurai dire où ?

            - De l’énergie ? Comment cela ?

            - Je ne sais pas exactement.

            - Je vais même vous dire plus, si vous me le permettez, continua-t-elle, toujours avec son accent hispanique qui lui donnait un certain charme. Est-ce que vous croyez à la transmission de certaines informations par nos gènes, de génération en génération ?

            - Bien sûr. Par exemple, la forme de nos yeux, de notre bouche, la forme de notre visage…

            - Non, me coupa-t-elle. Tout ce que vous dites est exact. Cela s’appelle la génétique. Mais je vous parle d’autre chose. D’une transmission par nos gènes d’informations sur nos ancêtres. Pas seulement la forme des yeux ou de la bouche, mais d’informations sur leur vie propre.

            - Je commence à comprendre vers quoi vous voulez m’amener…

            - Je vais vous donnez un exemple. Imaginez-vous un homme qui aurait vécu il y a deux cents ans. Imaginez-vous qu’il ait vécu un événement tellement difficile, tellement traumatisant que tout son être subit alors un choc énorme. Vous ne croyez pas que ce traumatisme puisse se transmette par nos gènes ?

            - C’est bien possible, ce que vous dites, acquiesçai-je. 

            - Attendez. Vous allez comprendre mon intervention auprès de vous. Dans le même ordre d’idée, ne croyez-vous pas que certains de nos actes manqués puissent ainsi ressurgir quelques générations plus tard et qu’en fait, souvent on revit un même scénario ?… Et que ce scénario ne cessera de se répéter que lorsque son but aura été atteint ?

            - C’est possible, en effet. Mais, qu’est-ce que vous voulez me faire comprendre ?

            - Simplement cela : on devait se rencontrer. Vous ne savez pas, mais je suis de passage dans cette ville. Je n’habite même pas votre pays. Lorsque je vous ai vu, j’ai eu l’impression de vous reconnaître, comme si je vous avais déjà rencontré auparavant. Mais comme je n’habite pas ce pays, cette hypothèse était impossible. Alors, selon moi, il n’en demeurait plus qu’une.

            - Un acte manqué, quelques générations en arrière ?

            - C’est bien cela.

            - Je n’y crois pas.

            - Bon, alors je peux vous poser quelques questions ?

            - Comme vous voulez, lui répondis-je, sur un ton plus ou moins amusé.

            - Combien de temps a duré votre relation avec cette jeune femme ? me demanda-t-elle, presque sur un ton inquisiteur.

            - Trois ans. Pourquoi ?

            - C’est la même chose pour moi : trois ans !

            - Une coïncidence, tout simplement ? dis-je.

            - Combien de temps êtes-vous resté en peine ?

            - Heu… Je ne sais pas exactement. À peu de choses près, trois semaines.

            - Trois semaines… Cela fait vingt et un jours. Non ?

            - C’est cela.

            - Observez ma démonstration : personnellement, je suis resté dans la douleur près de sept mois.  Calculez : trois pour trois ans, fois sept… Cela fait combien ?

            - Vingt et un ! Coïncidence, encore.

            - Vous ne pensez pas que cela fait un peu trop de coïncidences ? Et cette impression qu’il fallait que l’on se rencontre… Qu’en pensez-vous ? Et après toutes ces démonstrations, à votre avis, qu’arrivera-t-il si je repars ? Que je disparaisse entièrement de votre vie ? Qu’arrivera-t-il ?

            - Je ne sais… balbutiai-je.

            - Et bien, je vais vous dire. Ce sera un acte manqué qui se renouvellera dans une génération, dans deux ou trois, peu importe, mais il se renouvellera de toutes manières.

            - Pourquoi me dites-vous tout cela ? On ne se connais pas.

            - Je vous répondrai que oui, on se connaît. Répondit-elle, sur un ton empressé. C’est une force irrépressible qui m’a fait venir vers cette petite place, vers ce bar, puis vers votre table. Je devais vous rencontrer, peut-être seulement pour comprendre toute l’orientation de ma vie. Rendez-vous compte que si je suis étrangère à votre pays, quelque chose m’a toujours poussée vers le vôtre. Depuis toute jeune, je me suis toujours sentie attirée par votre pays et votre langue. Je vous répète encore une fois que ce n’est pas le hasard qui m’a fait venir vers vous. Quelque part, il était inscrit que cela devait se faire. Croyez-moi.

            - Que dois-je faire de mon côté ?

            - Ça, ce n’est pas à moi de vous le dire.

            - Tout cela est bien troublant, en effet. Toutes ces coïncidences…

            - Mais je ne vais pas vous ennuyer plus longtemps. Je vais vous laisser, cher monsieur. J’ai été ravie de faire votre connaissance…

            - Et c’est tout ! répliquai-je, un peu surpris par son souhait de mettre fin à notre discussion.

            - Bien-sûr. Il fallait que je vous dise tout cela., pour soulager mon cœur. À bientôt, cher monsieur. Termina-t-elle avant de se lever, me serrer la main et repartir comme elle était venue.

Je suis resté un long moment, perplexe, à me demander qu’elle devait être ma réaction. Il ne me fallut pas plus de cinq minutes pour comprendre que je venais de vivre un événement raté dans une vie précédente, et que cet événement allait de nouveau se reproduire dans l’avenir. Je me mis à courir en direction de la jeune femme. Je l’aperçus au loin. Je poursuivis ma course jusqu’à elle, lorsqu’elle m’entendit arriver. Elle se retourna et me vit tout essoufflé.

            - Madame. S’il vous plait. Ne partez pas ! Je veux mieux  vous connaître! Asseyons-nous à ce banc. Parlez-moi de vous. Je crois que je vous ai reconnue en celle que durant toute ma vie j’ai cherchée sans jamais la trouver.

Nous nous essayâmes, côte à côte.

Elle commença à parler.

Mon cœur battait fort en moi…

 

 

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